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8 juin 2023 13 h 53

Dossier partie 2/5 – De l’aide à la relève : famille et finances

SAINTE-ANNE-DES-MONTS | Si 38,8 % des propriétaires comptant vendre un jour leur entreprise sont préparés, les statistiques sont un peu mieux pour les entreprises familiales, à quelque 45,7 %. De son côté, Paule Ménard-Pelletier, de Couleur Chocolat à Sainte-Anne-des-Monts, est prête et bien parée. Elle s’apprête à reprendre le collier de l’entreprise familiale fondée par son père Carl Pelletier en 2008, en compagnie d’un autre partenaire qui n’est pas dans la famille. Tout le montage financier est ficelé. Le seul point d’interrogation en suspens au moment d’écrire ces lignes était la date officielle du transfert.

« C’est encore plus complexe avec une relève apparentée. Tout le côté fiscal, il y a plein d’informations dont on ne se rend pas toujours compte; de l’importance de faire ces manoeuvres-là pour être gagnant fiscalement. Plein d’entrepreneurs ne sont pas au courant. C’est une des difficultés, d’avoir ces connaissances sur le sujet », admet celle qui est également présidente de la Chambre de commerce de la Haute-Gaspésie.


Couleur Chocolat termine son transfert d’entreprise. Photo : Jean-Philippe Thibault

L’entrepreneure s’est d’ailleurs entourée d’experts dans ses démarches, comme une aide stratégique pour le calcul de la valeur de l’entreprise, et un avocat pour la convention d’actionnaires, ce que certains négligent parfois.

« Globalement, on se rend compte que des entrepreneurs repoussent la démarche et qu’au moment venu, ils se disent qu’ils auraient dû le faire trois ou quatre ans plus tôt, et ferment simplement leur entreprise parce qu’ils ne voient pas le gain à la vendre, ou n’ont pas encore trouvé de relève. Sans pouvoir chiffrer l’ampleur du problème, c’est quelque chose de répandu. Il y a beaucoup de manque de connaissances dans ces dossiers », analyse Paule Ménard-Pelletier.

Quant au financement, abordé plus tôt, il y a évidemment la méthode la plus utilisée avec le recours à une institution financière. Un entrepreneur récemment rencontré nous a indiqué au détour d’une conversation que pour lui, d’avoir opté pour la Banque de développement du Canada (BDC) avait été sa meilleure décision d’affaires; le taux d’intérêt des prêts était légèrement plus élevé, dans son cas, mais les montants étaient à la hauteur de ses attentes, ce qui lui permettait de réinvestir massivement dans son entreprise et de dégager davantage de profits.

Après vérification, ce sont près de 300 PME qui sont clientes de la BDC en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine. La banque exclusive aux entrepreneurs offre financement et services-conseils. Alex Vallée, directeur de comptes depuis 2010 et couvrant le territoire de la Gaspésie, de la Côte-Nord et des Îles-de-la-Madeleine, est bien placé pour remarquer l’engouement grandissant pour le repreneuriat.

« On est dans un moment charnière aujourd’hui d’entreprises qui vont changer de mains. Comparativement à quand j’ai commencé, on fait pratiquement trois fois plus de dossiers en relève d’entreprises », explique l’homme originaire de Cap-Chat dont la famille est bien connue dans le commerce de détail du meuble. La BDC a actuellement deux ressources sur le terrain à Sainte-Anne-des-Monts et Bonaventure. « On n’a jamais eu de présence physique aussi importante en Gaspésie », précise Alex Vallée.

Ce dernier est aussi aux premières loges pour analyser les conséquences de la pénurie de main-d’oeuvre et du vieillissement de la population sur les entreprises. « C’est de plus en plus difficile de croître de façon organique parce qu’on ne peut plus agrandir physiquement nos installations, ou on n’a pas les ressources humaines pour le faire. C’est une discussion qu’on a beaucoup avec nos entrepreneurs. Aujourd’hui, la façon de croître devient une croissance par acquisition. C’est devenu la solution numéro un. Pour devenir un leader et un exportateur, il faut souvent atteindre un certain volume critique. On en voit beaucoup, même si aucun dossier de transfert n’est pareil. »

 
Alex Vallée et Lucie Rolland. Photo : Fournie par la BDC

De l’aide aux vendeurs

Paradoxalement, même si la vente d’une entreprise est probablement l’une des transactions les plus importantes dans la vie d’un propriétaire, seulement 30,8 % d’entre eux ont eu recours à un expert dans le processus de transfert de leur entreprise, que ce soit un fiscaliste ou un consultant spécialisé.

Le citoyen lambda l’ignore probablement – et même certains entrepreneurs – mais de l’expertise existe dans le transfert de leur entreprise, comme le bien nommé Centre de transfert des entreprises du Québec (CTEQ). L’organisation a des ramifications aux quatre coins du Québec, dont Lucie Rolland pour la Gaspésie, le Bas-Saint-Laurent et les Îles-de-la-Madeleine. Celle-ci oeuvre dans la région depuis novembre 2015, soit quelques mois après la création du CTEQ en mars de la même année. Travaillant à partir de Gaspé initialement, elle a emménagé récemment à Matane. L’organisation est mandatée par le ministère de l’Économie et de l’Innovation. « Notre mission, c’est vraiment d’assurer la pérennité des entreprises du Québec avec de l’accompagnement pour aider les cédants et les repreneurs. On est très impliqués dans l’écosystème du repreneuriat », résume Lucie Rolland.

Le Centre de transfert a toujours environ 50 dossiers actifs à la fois en Gaspésie seulement, majoritairement des cédants. « Comparativement aux grands centres urbains, qui eux ont un surplus de repreneurs, nous, c’est un peu l’inverse avec des propriétaires cédants qui lèvent la main pour amorcer une démarche. On souhaiterait avoir davantage de repreneurs en herbe. On a encore de la sensibilisation à faire. Le démarrage, c’est très pertinent aussi, sauf qu’il y a de belles entreprises qui méritent une pérennité », analyse-t-elle.

Selon l’expérience de Lucie Roland, la durée moyenne d’un transfert se situe entre deux et cinq ans, la fourchette la plus élevée appartenant à ceux qui ne connaissent de relève ni d’Ève ni d’Adam. Enthousiaste, elle note tout de même que le repreneuriat est très actif en Gaspésie. « Il faut continuer à le stimuler parce qu’on a des entreprises de qualité qui répondent à des besoins précis et demandés. »

Le CTEQ offre d’ailleurs une plateforme sur son site Web qui permet de répertorier toutes les entreprises inscrites qui se cherchent de la relève, selon le secteur d’activités, et de manière anonyme ou non, selon les préférences de tout un chacun. Une foule d’informations pertinentes s’y trouvent, du chiffre d’affaires au prix de la vente en passant par l’actif ou la quantité de main-d’oeuvre.

« Il y a toujours une petite préoccupation que ça se sache trop, trop vite ou pas dans le bon réseau. Parfois, ça peut préoccuper les propriétaires, ce qui les bloque de s’engager dans des actions concrètes, remarque Lucie Rolland. Certaines personnes peuvent penser que ce n’est pas d’intérêt et que personne ne serait intéressé à leur entreprise. On les amène à voir les avantages à se rendre visible pour les acquéreurs d’ici, mais également hors région pour augmenter le bassin de repreneurs potentiels. Des fois, les gens attendent à la dernière minute, sont au bout du rouleau et ne se voient pas s’engager dans une démarche qui peut être exigeante et qui prend un certain temps. »


Jean Roy des Croisières Baie de Gaspé est notamment accompagné du CTEQ dans le processus de vente de l’entreprise. Photo : Fournie par Croisières Baie de Gaspé

Se tourner vers le CTEQ est d’ailleurs l’option qui a été choisie par Jean Roy, l’actionnaire principal des Croisières Baie de Gaspé. À 66 ans, celui qui a pignon sur rue dans le parc national Forillon depuis 1999 entame sa 25e année dans l’observation des baleines et aimerait prendre sa retraite en novembre 2024. Comme bien des gens, il ignorait tout du CTEQ, jusqu’au jour où son institution financière – Desjardins pour ne pas la nommer – l’a instruit de cette organisation. Pour lui, la démarche a été concluante. « Ça m’a beaucoup aidé, que ce soit pour le juridique, les procédures, la confidentialité. On ne vend pas une compagnie à toutes les semaines et je ne l’ai personnellement jamais fait. Pour 250 $ [le coût d’inscription], ce n’est pas
cher payé. »

Jean Roy et son associé Guy Synnott ont fait ce que plusieurs experts préconisent pour la vente éventuelle de leur entreprise : en parler. « Il faut aussi que ça soit connu. Certains n’osent pas s’afficher. C’est un peu comme les offres d’emploi. Moins de 20 % sont affichées. C’est la même chose pour les entreprises, confirme Dave Lavoie. On ne voit que la pointe de l’iceberg. Il y a des manières de rendre la chose anonyme si on veut. »

« Le meilleur conseil, c’est de parler très tôt de leurs intentions, attentes, projets de transfert ou d’acquisitions, ajoute Alex Vallée. Il faut être en amont le plus possible. Est-ce qu’il va manquer de releveurs? Je dis toujours que pour une belle business, il ne va jamais manquer de repreneurs. La Gaspésie a quand même un attrait pour de futurs entrepreneurs. Je ne vois pas beaucoup de freins à trouver une relève avec tous les outils qu’on a aujourd’hui. Mais je dis aux clients d’en parler dans leur réseau d’affaires. »

Même si la diffusion ne s’est pas faite à grande échelle pour les Croisières Baie de Gaspé, avec uniquement les services du CTEQ, une annonce dans l’infolettre de la Chambre de commerce de La Côte-de-Gaspé et quelques potentielles personnes intéressées, la démarche a déjà suscité de l’intérêt, même si rien n’est conclu pour le moment. « À date, j’en ai plusieurs qui cognent à la porte. Il n’y en a pas des dizaines, mais ceux qui sont là sont pas mal solides. Dans mon cas, c’est une entreprise très rentable », précise Jean Roy, qui n’a d’ailleurs pas de réticence ou de pudibonderie à partager quelques-uns de ses chiffres.

Son bénéfice avant intérêts, impôts et amortissement – le BAIIA dans le jargon – est d’environ 450 000 $ pour un chiffre d’affaires deux fois plus élevé. « C’est un beau placement, meilleur qu’à la bourse, lance-t-il en riant. Mais il y a du travail en arrière pour que ce soit rentable. Mais ça, c’est la différence de la bourse. Ça ne se fait pas tout seul, tu travailles pour vrai. »

Dans le meilleur des mondes, une promesse d’achat rapide et un dépôt de garantie lui permettraient d’offrir du mentorat pendant la prochaine année et demie. « Je suis rendu à l’étape où je commence à penser à la retraite. C’est un long processus qui a été enclenché et ça fait un bout de temps que je planifie ça. C’est un métier particulier et quand ils commenceraient [les nouveaux propriétaires], ils seraient bien outillés. Selon moi, c’est mieux de faire le mentorat avant l’acquisition quand c’est possible. Plus on a de temps, mieux c’est. »

Donner au suivant

Cette question de mentorat revient souvent au fil des discussions. Jean-David Samuel, qui a repris les rênes du Chantier naval Forillon de Gaspé en 2018 avec trois autres partenaires, est l’un de ceux qui ont utilisé le Réseau Mentorat, qui offre un service d’accompagnement pour les repreneurs. Les mentors demeurent confidentiels et sont évidemment issus du domaine des affaires, mais souvent dans un tout autre champ d’expertise. Les conseils ne sont pas nécessairement reliés à la gestion des activités courantes.

« C’est plus au niveau de la personne que de l’entreprise. Ça m’a aidé beaucoup du côté humain et familial. C’est local avec des gens qui connaissent le milieu. Tu peux aussi changer de mentor en cours de route selon ton cheminement et où tu en es dans ta vie et tes défis. Ça aide à s’arrêter, prendre un peu de hauteur par rapport à l’entreprise. C’est une belle façon d’aider », explique celui qui a profité de cette expertise pendant environ deux ans et demi, lui qui s’était aussi entouré d’autres mentors avec l’École d’entrepreneurship de Beauce.

Pour certains, mentorat et développement vont de pair, comme Claudine Roy qui a aussi vendu récemment l’immeuble qui abrite le café Paquebot. « Je ne vends jamais cher mes affaires. J’ai surtout à coeur qu’on fasse des belles choses avec nos bâtisses, pour l’animation de notre communauté, pour que les jeunes aient de l’espace pour développer leurs projets. C’est aussi ça la relève entrepreneuriale pour moi. Je suis un peu là pour les appuyer. Pour moi, ce qui m’importe, c’est d’assurer la pérennité de ce qu’on a construit dans le milieu. Ce n’est pas pour avoir ma signature, mais on a tellement travaillé pour animer le centre-ville. La côte Carter, c’est 30 ans de ma vie, c’est cher à mes yeux! », conclut avec entrain la femme d’affaires.

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