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27 mars 2024 11 h 15

Dossier pêche 4/5 : Les crevettiers

À la même période l’an dernier, GRAFFICI publiait un dossier à propos de la pêche au sébaste. À ce moment, le feu vert n’avait toujours pas été donné pour sa capture commerciale. Bien de l’eau a coulé sous les ponts depuis. Aujourd’hui, la ressource demeure abondante. Même si les pêcheurs ont finalement obtenu leur autorisation pour se lancer à son assaut, les défis demeurent multiples et complexes. C’est d’autant plus vrai qu’ils sont en partie imbriqués avec les enjeux entourant la crevette nordique, dont dépendent environ 1000 emplois directs et indirects dans le Grand Gaspé seulement. Voici un résumé de plusieurs facettes pour bien comprendre le phénomène.

Les crevettiers à la rescousse … ou pas

RIVIÈRE-AU-RENARD | Si le sébaste est aussi abondant et qu’ il finit par mourir naturellement, pourquoi alors, tout simplement, ne pas le pêcher et le vendre sur les marchés? Idée simple en théorie, mais difficilement applicable aussi rapidement dans la pratique. À la base, c’est ce que les crevettiers avaient en tête. Ces derniers sont les mieux outillés pour partir à la recherche du poisson rouge. Les deux pêches se pratiquent au chalut. Avec le bon équipement, ils seraient en mesure de prendre le large. L’investissement est tout de même conséquent, entre 60 000 $ et 100 000 $, selon les différentes données partagées par des pêcheurs.

Pour l’instant, les captures autorisées sont de 25 000 tonnes dans l’Unité 1. Celle-ci correspond grosso modo à une vaste zone de pêche comprenant tout le golfe du Saint-Laurent, incluant les alentours de l’île d’Anticosti, les eaux ceinturant l’Île-du-Prince-Édouard, le nord de la Nouvelle-Écosse et celles à l’ouest de Terre-Neuve. L’annonce a été faite en janvier à Rivière-au-Renard, par la ministre Diane Lebouthillier, à la tête du ministère fédéral de Pêches et Océans. Il s’agit d’un quota plancher, qui ne semblait cependant pas vouloir augmenter, selon les récentes discussions du comité consultatif sur le sébaste.

De ces 25 000 tonnes, un pourcentage de 10 % est alloué aux crevettiers du Saint-Laurent, ce qui comprend 39 permis en Gaspésie – détenus par 26 pêcheurs – et environ 90 au total en incluant Terre-Neuve-et-Labrador, le Nouveau-Brunswick et les Premières Nations. Le reste est partagé entre différentes flottilles, dont la part du lion, à 59 %, revient aux navires de plus de 100 pieds (voir le tableau en page 20).

Mathématiquement, si les 2500 tonnes allouées aux pêcheurs de crevette de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent étaient distribués à parts égales parmi ces 90 permis, chacun aurait droit à 28 tonnes (l’exercice impose certaines limites d’interprétation, mais donne tout de même une idée générale). C’est l’équivalent de 61 600 livres de sébaste par permis. À prix d’or, la pratique pourrait être rentable. Selon le comité consultatif, le prix du sébaste se situerait cependant entre 25 et 30 sous par livre. Cette pêche rapporterait donc environ 15 000 $.

Le quota en crevette n’est guère plus réjouissant, à 3060 tonnes, dont 1080 pour le Québec (voir le texte de Johanne Fournier 1/5). Le prix au débarquement est cependant plus élevé, selon la grosseur de la perle rose. En moyenne, les pêcheurs peuvent en soutirer environ 1,40 $ la livre. La valeur des débarquements pourrait valoir un peu plus de 100 000 $ par permis cette année. « Pour le moment, j’ai un voyage de crevette et un autre de sébaste. Ça représente entre 100 000 $ et 125 000 $ de revenus », confirme Vincent Dupuis, lui-même pêcheur de crevette ainsi que président de l’Association des capitaines-propriétaires de la Gaspésie (ACPG).

Pal mal, dans l’absolu. « En fait, ça me coûte ça juste pour préparer mon bateau et le mettre à l’eau », rétorque cependant du tac au tac ce vétéran de 61 ans qui habite aujourd’hui à Grande-Vallée. C’est que ces crevettiers sont énergivores et coûtent une petite fortune à entretenir.


Vincent Dupuis, pêcheur de crevette et président de l’Association des capitaines-propriétaires de la Gaspésie (ACPG) lors d’une manifestation à Grande-Rivière. Photo : Jean-Philippe Thibault

L’homme de la mer évalue, en moyenne, que chaque sortie lui coûte environ 30 000 $, seulement en diesel. Un réservoir de crevettier peut habituellement contenir entre 15 000 et 23 000 litres de carburant. Il faut aussi repeindre la coque avant de lui faire prendre le large, réparer les bateaux qui ont hiverné, payer les hommes de pont, leur nourriture et tutti quanti. Sans compter les coûts de permis et des bateaux de pêche eux-mêmes. En assurances seulement, les frais annuels tournent autour de 22 000 $, fait remarquer Vincent Dupuis.

Celui-ci possède deux crevettiers, le Nautical Champion et le Mario B. Leur valeur à neuf aujourd’hui est estimée à une somme allant de 5 à 8 millions de dollars. Les paiements qui en découlent sont conséquents. Il évalue à plus de 100 000 $ les coûts pour pouvoir démarrer sa saison. Ses frais par sortie tournent ensuite entre 40 000 $ et 45 000 $, sans compter les salaires de ses employés. En conséquence, nulle question pour lui de mettre à l’eau ses crevettiers cette année. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. « Normalement, avec un gros quota, tu réussis à payer tes frais fixes sur la quantité. Mais les banques n’attendront pas, surtout avec les taux d’intérêt actuels. »

Ceux qui ont eu la main heureuse et qui sont exempts de créances sur leur entreprise pourront peut-être éviter le pire, estime le pêcheur. Ceux qui rêvaient de prendre la relève ou qui continuent d’avoir des paiements sont cependant acculés au pied du mur. « J’en avais de la relève, mais je lui ai dit, il y a deux ans, d’oublier ça et de s’organiser autrement. »

Une ouverture débridée des quotas de sébaste ne réglerait pas davantage le problème, selon le président de l’ACPG. « Même si j’avais un million de livres demain matin, on ne pourra pas le pêcher parce qu’on ne pourra pas le vendre. Il y a trois usines qui peuvent en prendre chacune 50 000 livres par semaine. Aucune usine n’est prête à accueillir autant de volume. Les trois quarts de nos entreprises s’en vont vers la faillite si le gouvernement ne fait rien. »

Ultimement, les quotas finaux sont décidés par la personne à la tête de Pêches et Océans Canada, en l’occurrence la députée de Gaspésie-Les Îles-de-la-Madeleine, Diane Lebouthillier, qui dirige le ministère depuis le 26 juillet 2023. Si elle reçoit des recommandations scientifiques et celles d’un comité de gestion indépendant, c’est elle qui a le dernier mot.

La ministre a toujours dit publiquement ne pas vouloir répéter les erreurs du passé, en prenant exemple du moratoire exercé sur la morue dans les années 1990. Le quota annoncé en début d’année fait aussi partie d’un plan de transition sur deux ans. « Ce n’est pas vrai qu’on va vider le fond de la mer en 2024. Je vous le dis, il faudra me passer sur le corps avant de voir ça de votre vivant […] J’invite tout le monde à la grande prudence, en évitant de tomber dans des raccourcis mathématiques faciles », expliquait-t-elle en février, écartant du même coup l’idée d’un rachat de permis.

Cette idée est l’une des voix de passage suggérée par l’ACPG et d’une coalition de crevettiers de Terre-Neuve et du Nouveau-Brunswick. On espère ainsi le rachat de la moitié des permis actuellement en vigueur. En Gaspésie seulement, la mesure est estimée à 26 millions de dollars.

La stratégie a déjà été déployée dans le passé par le fédéral, pour la morue justement en 1994 (voir le texte de Gilles Gagné 2/5), ou plus récemment en 2022 pour un programme d’achat volontaire des permis de pêche commerciale du saumon du Pacifique. Le MPO avait prévu une somme de 123 millions de dollars. « C’est faisable, mais personne n’a eu le mandat de faire ça … », lance Vincent Dupuis, dubitatif.

Les crevettiers devront peut-être aussi diversifier leur pêche dans le futur et, surtout, valoriser chacune d’elle, comme l’indiquait récemment le directeur général de l’ACPG, Claudio Bernatchez. « C’est une culture qui remonte à l’arrivée des Basques, avant même celle de Jacques Cartier où on ne pensait jamais voir le bout du Saint-Laurent. Là, on est peut-être en train d’en voir le bout. Si on ne le réalise pas collectivement, on ne sera pas en mesure d’apporter des solutions concrètes et durables pour le futur. Si on se donne la peine, on va être en mesure d’établir une économie plus diversifiée, pour tranquillement délaisser la fameuse culture de quantité pour aller vers la culture de qualité avec des produits de niche et de valeur ajoutée. »

À ce propos, pour le sébaste, Vincent Dupuis estime cependant que ce sont les grandes corporations de l’extérieur de la région – qui ont obtenu 59 % des parts – qui vont ultimement contrôler les prix pour cette ressource. « Quand ils vont pêcher l’hiver et inonder les marchés avant nous, au printemps, on ne pourra pas espérer lui donner une valeur ajoutée. Je vais être en faillite tantôt. Je vais sortir de chez moi, m’asseoir pour regarder le Saint-Laurent plein de sébaste et voir les bateaux-usines de la Nouvelle-Écosse le pêcher. C’est ça qui va arriver », prophétise celui qui est pêcheur de père en fils.

Pour lire tout le dossier Pêche :
1/5 LA PERLE ROSE DU SAINT-LAURENT EN CHUTE LIBRE
2/5 CREVETTIERS : À QUAND UN VRAI PROGRAMME D’AIDE?
3/5 LE SÉBASTE EN FORTE ABONDANCE, MAIS EN DÉCLIN
5/5 LE TYPE D’ENGIN FAIT TOUTE LA DIFFÉRENCE DANS LA PÊCHE AU SÉBASTE, SELON DOMINIQUE ROBERT