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30 mars 2023 13 h 28

DOSSIER SÉBASTE 2/5 : PÊCHEURS

RIVIÈRE-AU-RENARD | S’il n’en tenait qu’à eux, plusieurs crevettiers de la Gaspésie largueraient les amarres pour se lancer à l’assaut du sébaste.

Les pêcheurs sont prêts

« Tout le monde attend l’ouverture commerciale avec impatience. L’industrie de la crevette n’est plus ce qu’elle était. Sans dire qu’on va faire un 180 degrés sur le sébaste, peut-être au moins un 90 degrés. Ça pourrait impliquer les crevettiers. J’utilise le conditionnel parce qu’on ne sait pas si on va pouvoir en faire lorsque le moratoire sera levé. Mais au niveau des infrastructures, on est la flotte la plus apte à exploiter le sébaste. Je ne parle pas d’années, je parle de mois. Les bateaux sont prêts », lance de but en blanc Yan Bourdages.

L’homme de 45 ans a un permis de pêche au crabe, deux permis de pêche à la crevette et un autre pour le poisson de fond, avec engin mobile. Ce dernier lui donne accès à des pêches indicatrices ou scientifiques au sébaste, ce qu’il fait depuis plusieurs années déjà. Il est donc aux premières loges pour voir le comportement et les fluctuations du poisson.

« Ce sont à peu près les seuls [les crevettiers] à pouvoir faire cette pêche pour le moment. On est prêts à sortir dès ce printemps s’il le faut et si on avait le feu vert », ajoute Claudio Bernatchez, le directeur général de l’Association des capitaines propriétaires de la Gaspésie (ACPG).

Ce regroupement compte actuellement 34 pêcheurs de crevettes, dont deux ont obtenu l’an dernier un permis expérimental pour ramener à quai des sébastes. Yan Bourdages est l’un d’eux. Bien engagé dans le milieu, il a aussi participé aux plus récentes réunions sur l’évaluation des stocks de sébaste et de crevette, qui servent à orienter les avis scientifiques de Pêches et Océans Canada.

« Avoir des acheteurs, c’est un peu compliqué, mais de moins en moins. Ça commence un peu à bouger. On nous dit beaucoup qu’il n’y a pas de marché, mais comment on fait pour commercialiser une espèce en moratoire? », s’interroge celui qui travaille sur les bateaux de pêche depuis qu’il a 12 ans, et qui est capitaine depuis ses 22 ans.


Yan Bourdages a multiplié les pêches indicatrices et scientifiques au sébaste dans les dernières années. Photo : Jean-Philippe Thibault

Développer le marché

L’an dernier, sa sortie en mer ciblée sur le sébaste lui a permis d’en ramener à quai 158 000 livres en deux jours et demi. L’ensemble du débarquement est allé à l’usine de transformation Pêcheries Gaspésiennes de Rivière-au-Renard, située à un jet de pierre.

La vaste majorité de ce sébaste a servi d’appâts vu sa taille insuffisante pour en faire des filets. Sur les 158 000 livres, seules 1000 ont été utilisées pour la consommation humaine, puisqu’une longueur minimale d’environ 11 pouces (28 cm) est nécessaire. Les poissons ont tous été filetés à la main par l’un de leurs 75 employés, qui doivent avoir une emprise suffisante pour le travailler. Les autres sébastes faisaient environ 9 pouces (23 cm), ce qui vient confirmer les données de longueur de Pêches et Océans Canada.

Les Pêcheries Gaspésiennes tentent cependant de prendre les devants pour une éventuelle ouverture commerciale. Comme la majorité des joueurs, les dirigeants arrivent du Seafood Expo North America de Boston, où converge toute l’industrie. « Nous, à tous les clients qu’on voyait, on poussait sur le sébaste. Chaque fois qu’on parlait d’autre chose, on finissait sur le sébaste. On peut déjà transformer un certain volume sans rien changer à nos installations », explique le directeur général, Olivier Dupuis.

« J’ai un employé assez dynamique qui le pousse pour de la boëtte, qui a réussi à en vendre à des crabiers qui ont dit que ç’a bien marché. C’est moins cher que du hareng ou du maquereau. Ç’a déboulé et j’ai finalement fini par en manquer », ajoute-t-il en riant.

Jusqu’en 2016, les Pêcheries Gaspésiennes ont tout de même transformé un volume entre 500 000 et 600 000 livres de sébaste par année avec les différentes pêches autorisées (une pêche indicatrice au sébaste de 2000 tonnes par an est autorisée depuis 1999 dans l’unité 1). Le tout était principalement vendu au Québec et aux États-Unis.

« Mais on garde l’oeil ouvert. Il y a un marché de filets aux États-Unis, mais ça leur prend aussi du moyen et du gros poisson, ce qu’on n’a pas. En Asie, ils achètent ça rond [entier, éviscéré], mais ça ne va pas bien en Chine. Ici, les supermarchés sont plus ou moins intéressés pour ça, même s’il faut reconstruire le marché et que le prix est bas. On a quand même semé des graines un peu partout lors de notre voyage », ajoute Olivier Dupuis.

Même son de cloche pour le professeur de l’UQAR ,Dominique Robert, également titulaire de la Chaire de recherche du Canada en écologie halieutique. « Tant qu’on ne recommencera pas une pêche à une certaine échelle, on ne pourra pas le présenter à des marchés potentiels. Il faudrait développer des marchés plus locaux au Canada atlantique, incluant le Québec. Autrefois, c’était davantage exporté. Il faudrait développer un marché rentable, intéressant et relativement payant autrement qu’en en attrapant des forts volumes. On ne veut pas produire un produit de faible qualité. Je crois qu’il faut rouvrir la pêche, peut-être pas avec des énormes quotas. C’est un peu l’oeuf ou la poule. Ça devient difficile de créer un marché si on n’a pas le poisson en question. Et il ne faut pas inonder le marché. »


Olivier Dupuis espère pouvoir mettre en marché le sébaste dès qu’une pêche commerciale sera ouverte. Photo : Jean-Philippe Thibault

Enjeux politiques

Certains changements ont été apportés à la Loi sur les pêches en 2019 par le gouvernement Trudeau en vertu du projet C-68, qui visait notamment à soutenir les collectivités côtières, ainsi qu’à maintenir les avantages de la pêche entre les mains des pêcheurs indépendants et de leur région.

« C’est ce gouvernement qui a adopté ces modifications, mais on entend quand même parler de multinationales avec des bateaux-congélateurs qui voudraient exploiter le sébaste ou conserver la ressource pour eux. Ces entreprises là mettent beaucoup de pression. Mais quel modèle veut-on conserver? Celui qui fait vivre les collectivités côtières ou celui avec des bateaux construits en Turquie équipés dans les pays scandinaves? », se demande Yan Bourdages.

Cette question résonne aussi à l’Association des capitaines propriétaires, qui demande que le sébaste ne puisse être pêché que par des bateaux de moins de 100 pieds, ce qui signifie que les bateaux-usines ne pourraient pas surexploiter la ressource. « Sinon ils vont arriver, pêcher de façon assez agressive, faire un minimum de transformation à bord – surtout de la congélation – et ensuite vendre le produit souvent à l’extérieur du pays pour le transformer ailleurs, précise Claudio Bernatchez. Si on ne profite pas de cette manne de la bonne façon, on va perdre des opportunités économiques pour toutes les régions côtières autour du golfe et principalement au Québec, où cette pêche pourrait ramener de l’argent dans les communautés. »

Ce dernier rappelle qu’historiquement, avant le moratoire de 1995, le Québec avait 33,2 % du quota canadien. De ce tiers, une corporation des Îles-de-la-Madeleine en détenait 74 %, alors que les pêcheurs semi-hauturiers s’en partageaient 14 % et que les pêcheurs côtiers en avaient 10 %.

L’attribution des nouveaux quotas risque d’être essentiellement politique et tous les regards sont tournés vers le haut de la pyramide. « C’est un enjeu très important et complexe, a soutenu lors de son passage à Gaspé la ministre des Pêches et Océans Canada, Joyce Murray. Plusieurs provinces s’impliquent dans la pêche au sébaste. Pour l’encadrement des permis et des quotas, c’est quelque chose qu’on est en train d’avoir. On a des consultations présentement avec toutes les provinces. Ça doit être équitable pour tous. »

Ce qui laisse cependant plusieurs pêcheurs dans le néant. « On se pose de sérieuses questions et on n’a pas d’indications du gouvernement, dans un contexte difficile pour les crevettiers. On aurait dû développer le marché il y a deux ans, en lui donnant de la valeur; les marchés sont à reconstruire maintenant alors que les sciences disent de relancer la pêche depuis trois ans et que le poisson ne grandira pas beaucoup plus. En plus, on ne sait pas ce qui nous pend au bout du nez avec la crevette et on est directement impactés », ajoute Yan Bourdages.

L’évaluation des stocks de crevette nordique de l’estuaire du golfe Saint-Laurent de 2011 indique d’ailleurs que le réchauffement des eaux profondes et l’augmentation de la prédation par les sébastes semblent être des facteurs importants contribuant au déclin de la crevette. « Ces conditions écosystémiques ne devraient pas s’améliorer à court et moyen terme », peut-on lire. Les quotas de capture ont diminué de 12 % en 2022 et de 18 % cette année, ce qui risque grandement d’affecter la rentabilité des crevettiers, qui comme tout le monde doivent déjà composer avec l’inflation.

À Pêches et Océans Canada, on veut cependant s’assurer qu’une pêche commerciale au sébaste puisse être bénéfique pour tous. « Avec les pêches des dernières années, c’est environ 9 % de prises accessoires, précise Caroline Senay. C’est un pourcentage satisfaisant et comparable à ce qu’il y a dans d’autres pêches. Avec quelques milliers de tonnes, ce n’est pas si mal. Mais si on le multiplie avec un quota de 20 000, 40 000 ou 60 000 tonnes, ça peut faire beaucoup de poissons », nuance-t- elle. Cet enjeu d’une surabondance de prises accessoires est donc prise au sérieux par le ministère, qui plaide pour une gestion pérenne de la ressource.

Les chiffres ont cependant tendance à s’améliorer avec la prolifération du sébaste au fil des ans, selon Yan Bourdages. Sa dernière sortie de pêche au sébaste n’a engendré que 0,6 % de prises accessoires. « Et ce n’était que de la goberge, qui est non contingentée. Pas de morue, pas de flétan, pas de turbot. Je ne peux pas faire mieux que ça. On est capables de faire une pêche très propre », résume celui qui est propriétaire du Meridian 66 depuis 2019 et qui a acheté de son oncle Allen Cotton, le Amélie-Zoé II en 2015.

« J’ai vu récemment en épicerie du tilapia rond. Ça vient sûrement de l’Asie. On se doute que ce ne sont pas les meilleures conditions de pêche. Et il y a du sébaste au Costco qui vient d’Islande. Est-ce qu’on peut regarder autre chose que ce qui s’est fait il y a 25 ans? Nous, pourquoi on attend si longtemps? », conclut-il.

 

Pour lire tout le dossier du sébaste :

DOSSIER SÉBASTE 1/5 : SCIENCE
DOSSIER SÉBASTE 3/5 : TRANSFORMATION
DOSSIER SÉBASTE 4/5 : COMMERCIALISATION
DOSSIER SÉBASTE 5/5 : PAGE REPÈRE