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31 mars 2022 16 h 28

HOMARD : L’EXEMPLE D’UN STOCK DE BIOMASSE RÉTABLI ! / Le bilan annuel du homard s’est bien regarni depuis 1993

Gilles Gagné

Journaliste

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CHANDLER | Il y a 30 ans, deux secteurs des pêches gaspésiennes traversaient un passage à vide : le homard et la morue. À l’époque, les deux espèces étaient intimement liées pour les pêcheurs côtiers du sud de la Gaspésie puisqu’ils détenaient généralement des permis pour les deux types de capture. En 1993, la morue a été frappée d’un moratoire qui a secoué le Québec maritime et l’Est du Canada. Dans le cas du homard, une intense réflexion s’amorce afin de prendre des mesures de redressement du stock, mesures qui prendront forme en 1997 et qui sont majoritairement en vigueur encore aujourd’hui. Vingt-cinq ans plus tard, force est de reconnaître que les décisions prises tout au long de ce quart de siècle donnent des résultats saisissants. Entre 1997 et 2021, les débarquements de homard en Gaspésie ont quadruplé, alors que les revenus ont été multipliés par sept; davantage si on inclut le homard pêché à l’île d’Anticosti par des Gaspésiens et livré aux acheteurs de la péninsule! GRAFFICI brosse dans les pages suivantes le parcours du redressement majeur d’une espèce marine.

CHANDLER | Il y a 12 ans, quand on demandait à O’Neil Cloutier, directeur du Regroupement des pêcheurs professionnels du sud de la Gaspésie, de brosser le portrait saisonnier régional des captures, il répondait d’une année à l’autre : « ce n’est pas compliqué; le homard dans la péninsule, c’est 1000 tonnes métriques et 10 millions de dollars en valeur par année ».

En 2010, en regardant les statistiques récentes, la situation que décrivait M. Cloutier variait effectivement peu d’une saison de capture à l’autre.

Pendant les 20 ans qui se sont écoulés entre 1992 et 2012, la moyenne de la valeur annuelle totale des prises de homard par les pêcheurs gaspésiens s’est établie à 10,1 M$.

Pourtant, à compter de 2013, le portrait a changé considérablement. Les prises, en volume d’abord puis en vertu de l’apport de meilleurs prix, ont catapulté les revenus des homardiers vers des seuils jamais vus, comme en témoignent les 4643,9 tonnes métriques de captures en 2021, pour une valeur de 86 660 292 $ (voir tableau page 5), en incluant la part gaspésienne venant d’Anticosti.

Il faut plonger dans l’histoire des trois dernières décennies pour comprendre les facteurs ayant alimenté cette croissance.

En 1993, le Regroupement des pêcheurs professionnels du sud de la Gaspésie compte 227 homardiers dans ses rangs. Ils se partagent des revenus de 5 851 291 $ dégagés par le biais de prises de 822 tonnes métriques de crustacés. Le prix s’établit à 3,22 $ la livre. C’est la meilleure année de la dernière décennie, par une faible marge, mais ce n’est pas l’eldorado.

Ça ne fait que 25 800 $ par permis, en dollars de l’époque. Cette somme sert à payer toutes les dépenses, donc le salaire de l’équipage, le carburant, les casiers et l’entretien du bateau, parfois l’hypothèque qui y est rattachée. Il faut augmenter les revenus, mais le contexte est peu propice à cette nécessité. « En 1993, avec le moratoire sur la pêche à la morue, la problématique, c’est qu’on passait avec le homard d’une pêche seconde à une pêche première. Le poisson de fond faisait vivre le pêcheur. J’ai perdu 53 % de mon revenu avec le moratoire; d’autres ont perdu 75 %. Certains pêcheurs ont tellement perdu qu’ils ont été aidés par la SPA, la Stratégie du poisson de fond de l’Atlantique, qui venait à la rescousse des morutiers », rappelle O’Neil Cloutier.

Une adaptation

Au milieu des années 1990, les homardiers gaspésiens intensifient leur pêche en la pratiquant 70 jours par saison et avec 250 casiers, pour tenter de compenser les pertes de revenus de la morue.

« En 1995, on fait face à un problème. C’est une bonne année de capture, mais le Conseil pour la conservation des ressources halieutiques (CCRH), dépose un dossier accablant. Il y a surpêche du homard en Atlantique et il demande de faire un effort pour diminuer la pression de pêche », précise M. Cloutier.

En 1996, les homardiers gaspésiens, à la suite de discussions intenses, choisissent d’augmenter de deux millimètres au céphalothorax, donc au corps, la taille légale du homard qu’ils peuvent capturer. L’idée est de laisser un plus grand nombre de géniteurs dans la mer. La mesure entrera en vigueur au printemps 1997, et elle sera appliquée de nouveau en 1999, en 2001 et en 2003, jusqu’à ce que la taille légale atteigne 82,55 millimètres au céphalothorax.

Il faut toutefois plus que laisser davantage de géniteurs en mer. Des rapports subséquents du CCRH, de même que les avis de la biologiste Louise Gendron, de l’Institut Maurice-Lamontagne de Mont-Joli, établissent clairement qu’il faut diminuer la capacité de capture, notamment par le retrait d’un nombre important de permis de pêche, au moyen de rachats. Le débat crée des tiraillements.

« Ça passait très difficilement. On avait l’expérience de la fermeture de la pêche à la morue, une expérience récente. Des rapports du CCRH en 1997 et 2006 nous offrait un coffre d’outils avec des mesures et une façon de les appliquer. Sinon, on s’en allait vers un gouffre. Il fallait sauver le stock. “Faisons-le parce que personne ne le fera pour nous”. On a amené la question au conseil d’administration du Regroupement [des pêcheurs professionnels du sud de la Gaspésie] à l’assemblée générale et lors de nos ateliers annuels de travail. En 2005, 42 pêcheurs invités à participer sont venus à ces ateliers. C’était 20 % de l’ensemble des pêcheurs. Ça représentait un échantillonnage puissant », explique O’Neil Cloutier.

En 2006, le Regroupement compte trois ans de rachat de permis mais les pêcheurs embarquent avec retenue; seulement cinq d’entre eux ont accepté les offres entre 2003 et 2007. La valeur de rachat de permis s’élève à environ 250 000 $ l’unité, ce que le Regroupement finance de façon autonome.

L’organisme achète aussi quatre permis de pétoncles, parce que les dragues utilisées pour capturer ce mollusque évoluent près des côtes, sur les mêmes fonds que ceux fréquentés par le homard.

« On a commencé à avoir de la crédibilité dans ce temps-là. Les gouvernements voyaient bien qu’on était sérieux avec notre effort de réduction de la capacité de capture. On avait obtenu des allocations de crabe au milieu des années 1990 et l’argent du crabe a servi à racheter les premiers permis », souligne M. Cloutier.


Le homardier et directeur du Regroupement des pêcheurs professionnels du sud de la Gaspésie, O’Neil Cloutier, assure qu’il fallait que les homardiers s’occupent de leur propre sort dans les années 1990, parce que personne ne l’aurait fait pour eux. Photo : Claire Canet

Patience requise

En 2007, les revenus globaux des homardiers gaspésiens oscillent entre 11 et 12 M$ par an, surtout en raison d’un prix en hausse, à 5,66 $ la livre. Les prises fléchissent à 775 tonnes métriques cette année-là. O’Neil Cloutier se fait parfois apostropher par certains de ses membres. Il y a alors 10 ans que la taille légale a augmenté!

« Je me fais dire : “Tes hosties de mesures, quand est-ce qu’elles vont faire effet?”. Ce n’était pas évident », dit-il.

En 2007, lors du Forum des pêches du Québec, O’Neil Cloutier et certains alliés arrivent à convaincre le ministre fédéral des Pêches et des Océans, Loyola Hearn, de la nécessité de participer financièrement au rachat de permis, par le biais d’une marge de crédit dispensée de frais d’intérêt. En 2009, alors que Gail Shea remplace M. Hearn, une subvention de 91 000 $ par permis retranché s’ajoute à l’aide fédérale. Une trentaine de permis seront ainsi retirés de la capacité de pêche.

Le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, le MAPAQ, ajoute son grain de sel en 2008 en vertu d’un programme moins avantageux, puisque caractérisé uniquement par une marge de crédit sans intérêt. Entre 2008 et 2014, une douzaine de permis seront ainsi rachetés grâce au MAPAQ.

Pendant toutes ces tractations, les pêcheurs réduisent de 70 à 68 le nombre de jours de capture et de 250 à 235 le nombre de casiers en mer en 2006, une mesure adoptée en 2005 et qui « a passé beaucoup plus facilement que d’autres », souligne O’Neil Cloutier.

Entre 2003 et 2015, les efforts du Regroupement ont ainsi mené au rachat de 48 permis. Depuis 2015, le mouvement a ralenti, alors que seulement deux permis ont été acquis depuis sept ans, le besoin de réduire l’effort de pêche s’étant énormément atténué et parce que la valeur du permis a explosé.

« Racheter un permis coûtait 250 000 $ en 2007. Maintenant, ça coûte dans les millions. Les institutions financières prêtent l’argent. On souhaite que les permis achetés respectent la réglementation du pêcheur indépendant, qui exploite lui-même son permis », précise O’Neil Cloutier. Cette réglementation stipule notamment que le homardier doit être exempt de l’influence d’un organisme prêteur.

D’autres mesures plus discrètes ont contribué au redressement des stocks de homard en Gaspésie, comme la baisse de la taille maximale de 155 à 145 millimètres au céphalothorax, de façon à laisser davantage de gros géniteurs à l’eau. Aussi, quand un homardier achète le permis d’un collègue, la somme des deux licences ne donne pas 470 casiers, mais 435. Il arrive parfois que deux homardiers acquièrent ensemble un troisième permis pour le partager.

Des récifs artificiels ont par ailleurs été installés en divers endroits de la côte sud gaspésienne pour améliorer l’habitat, et des ensemencements de homards juvéniles ont été instaurés. Le Regroupement des pêcheurs professionnels immerge 240 000 petits homards par an et il vise 300 000 avant longtemps. « On veut fournir 5 % de la ressource du homard capturé », dit M. Cloutier.

Il reste maintenant 144 permis allochtones en Gaspésie, incluant les doubles permis et les « permis et demi », de même que 12 permis autochtones pour 156 permis de capture printanière. À cela s’ajoute un permis de pêche automnale autochtone. Six Gaspésiens évoluent en outre à l’île d’Anticosti.

« Sans mesures de protection, on n’aurait pas eu ces résultats. Sans mesures, on aurait ramassé un stock à terre. Il y aurait peut-être eu un moratoire. On ne le saura jamais », souligne O’Neil Cloutier.

 

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